... Il voulut déraciner un chêne nain qui avait poussé sans vergogne au milieu du vieux chemin et qui lui arrivait à peine au genou. Il le replanterait quelque part, ses arrière-petits-enfants en auraient du bois pour leurs armoires de noces.
C’est alors qu’il aperçut à son pied une espèce d’étoile à cinq branches, de couleur rougeâtre, qu’il prit d’abord pour un champignon. Mais, s’étant accroupi pour observer de plus près, il reconnut que l’étoile portait un pistil en son centre et qu’elle était éclose dans une couronne de feuilles dorées, rondes et grasses. C’était une plante comme il n’en avait jamais vu de pareille ici ou ailleurs. Il passa deux doigts sous les feuilles, trouva la tige et n’eut pas besoin de tirer beaucoup pour faire sortir de terre des filaments blanchâtres qui servaient de racines. Jean Pierre Daoudal se dit qu’une telle plante ferait sûrement plaisir à son ami apothicaire qu’il avait en ville. Il prit son mouchoir qui était toujours propre. Au moment d’y envelopper sa trouvaille, il s’aperçut que l’étoile à cinq branches s’était refermée, que la plante toute entière n’était plus qu’une boule d’or. Curieuse plante en vérité. Il mit le tout dans la poche de son patelot et se pencha de nouveau pour déraciner le petit chêne. C’est alors qu’il eut sa première surprise : il n’y avait pas plus de petit chêne en terre que de poil dans le creux de sa main.
Le maître de Trémoré, je crois l’avoir fait comprendre, n’était pas homme à déglutir de l’étoupe, mais il fut impressionné par le phénomène. Pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé debout, il tira son mouchoir de sa poche et le déplia sur sa main. La plante-étoile y était bien, roulée en boule. Mais où donc était passé le petit chêne qu’il devait replanter pour ses arrière-petits-enfants ? Et s’il avait été trompé par sa vue, comment la plante-étoile avait-elle pu échapper à l’erreur ? Il se promit de montrer ses yeux au plus savant des hommes de l’art, même si cela devait lui coûter le prix d’un veau. Et il en vint à s’inquiéter ferme en pensant qu’il était en train de couver une de ces maladies devant lesquelles le meilleur médecin n’est plus qu’un charlatan dérisoire. Mais cela ne dura pas longtemps parce qu’il avait l’impression que tout était plus léger, plus pur autour de lui, que lui-même était maître de son corps mieux qu’il ne l’avait jamais été, que les petites infirmités de l’âge avaient disparu et qu’il pourrait faire joliment le tour du monde à pied sans se rompre les genoux ni se couper le souffle. Quand il jeta un regard autour de lui, il fut un peu étonné de voir que bien des choses avaient changé depuis qu’il s’était accroupi devant l’étoile à cinq branches. Mais quoi ! Chacun sait que le visage du monde se modifie sous le regard d’un homme tout neuf. Décidément, le maître de Trémoré avait rajeuni en un tournemain. Après tout, il y en a d’autres qui vieillissent d’un seul coup, n’est-ce pas ! Il reprit gaillardement sa route vers le bourg, mais il avait oublié pourquoi il y allait et c’est en vain qu’on lui aurait demandé le nom de la journée qu’il était en train de vivre.
A la sortie du vieux chemin, là où se trouvent les deux grosses pierres contre lesquelles on cogne les cercueils de Trémoré pour leur faire dire adieu à ce monde, Jean Pierre Daoudal fut terriblement tenté d’aller toucher l’une et l’autre de ses mains, ce qu’un vivant ne doit pas faire sous peine de mettre en péril son corps mortel. Si le maître de Trémoré l’avait fait, peut-être serait-il redevenu l’homme qu’il était au départ de son manoir, ce matin-là. Car vous avez compris qu’il était dans l’Autre Monde par la vertu de cette étrange plante qui avait fleuri dans le vieux chemin des Morts sous la forme d’une étoile à cinq branches au pied d’un petit chêne. Un petit chêne qui n’avait poussé là que pour attirer l’attention du passant (n’importe qui ou Jean Pierre Daoudal à l’exception de tout autre ?) sur la fleur éclose dans une couronne de feuilles dorées, rondes et grasses. Et Jean Pierre l’avait cueillie de ses mains et enveloppée dans son mouchoir sans se douter que c’était là son sésame pour l’envers du monde. De ce sésame, son ami l’apothicaire ne verra jamais la couleur. »
L’Herbe d’Or de Per Jakez Helias
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